Planète des oiseaux

Abandonné dans le carrousel, un enfant pleure. Comme s’il ressentait une menace. Peut-être regarde-t-il ce pigeon – perché sur la tête d’une statue humaine, roi grotesque sur un trône ridicule, toisant la masse anonyme sur la place. Ses troupes sont éparses, infiltrées dans la foule, en quête de nourriture, parasitant les humains qu’ils viennent harceler, inlassablement.

Les alliés sont déjà sur place. Ils offrent leur tribut sous forme de miettes de pain. Une minute à peine, et déjà, deux ou trois oiseaux sont là, des moineaux curieux, qui s’avancent en sautillant. Et s’approchent, de plus en plus. Depuis son banc décrépi, un retraité prédit :

« Bientôt on sera attaqués par les pigeons, hin hin ! »

Le prophète interpelle ses congénères. Il proclame à qui veut l’entendre que « le temps n’a pas d’importance ». Et pourtant il défile, on le voit aux ombres portées qui glissent, lentes, insaisissables. Handicapés, retraités, hommes fourbus, femmes soucieuses, tous ignorent le soleil qui fuit. Il réchauffe encore leur peau, mais  le gris nuageux l’absorbe par instants.

Peut-être ébranlé par les paroles de mauvais augure que profère le retraité, un homme s’est arrêté, au milieu de la place, appuyé sur sa béquille. Il observe, déjà nostalgique, le monde qui l’entoure. Les cheveux parfumés des belles dames, les coiffures extravagantes, les cris au téléphone, la puanteur des cigarettes.

Les hautes maisons surplombent la foule éparse – miradors résidentiels auxquels rien n’échappe. Les murs reflètent un ancien temps, sans doute meilleur que celui-ci. Le monde a changé ; on le lit dans la pierre. D’anciennes fenêtres sont aujourd’hui condamnées par des briques rouges. Écrasés par les ombres de la ville, les humains minuscules vont et viennent sans savoir, sans se regarder. Ils courent, ils marchent, mais ils n’échappent pas à leur destinée. Ils ignorent qu’ils sont l’attention de tous les objets.

Au hasard des ruelles se trouve une seconde place, désertée. Ici, l’agitation de la ville a laissé place à un calme trop palpable pour ne pas troubler. Déjà les volatiles ont pris possession du terrain. Il est gris, triste comme le ciel. Sur le côté, des tables regroupées rappellent une fête lointaine. La mauvaise herbe se faufile entre les carreaux en pierre effrités sur la place. Quelques personnes ont formé des petits groupes, çà et là, qui tentent de soigner leur solitude par des conversations vides de sens.

Les humains isolés, il devient aisé de les harceler pour les oiseaux affamés. Nul n’est besoin de voler. La place est conquise. Ils la traversent d’un pas dandinant et hâtif, s’approchent avec une audace croissante des trois visiteurs. Les plus vaillants sont des moineaux, tels de minuscules éclaireurs.

Les proies sont vulnérables, impuissantes à voler, trop molles pour repousser sans cesse les assaillants à plumes. La place est presque recouverte de ces petites créatures menaçantes. Leurs yeux noirs et mobiles accusent leurs ennemis des exactions passées, des humiliations subies. Les humains s’observent mutuellement. Ils se méfient même de leurs semblables. Guettent une possible trahison. Jusqu’à la fin, ils restent racistes et paranoïaques. Un skateur s’entraîne ; sa planche claque, brutale, sur la pierre. Il cherche à impressionner la place semi-déserte – ou masquer sa propre crainte. Un ado fume une dernière cigarette.

« Viens, Simon, on arrête. »

Il est trop tard pour fuir. Ils sont toujours plus nombreux. La tension monte pour chacune des deux races. La peur s’immisce chez les humains qui attendent, voient grossir les rangs des volatiles. Comme si la brise fraîche les rassemblait sur la place.

Une voiture tente une sortie, mais sa vitre ouverte laisse échapper un tube rap qui attire les regards noirs des volatiles. Une même pensée agite leur cervelle. Manger. Faim. Aller vers l’autre pour se nourrir. Piquer la substance d’autrui. Aussi tenaces que des vélociraptors, les oiseaux se séparent en bandes et se lancent à la poursuite des fuyards. Suivez la musique, vous ne perdrez pas les hommes.

Après des décennies de lutte quotidienne contre les pigeons, la race humaine sort affaiblie de la guerre. Il ne reste plus aux oiseaux qu’à faire ripaille sur le cadavre de la civilisation. Un gamin blessé au genou pleure sur le sol nu, abandonné par son frère moqueur. L’animalité où est réduite l’humanité.

Le signe annonciateur de l’apocalypse est cette trottinette d’enfant qui roule seule, suivant son propre mouvement, comme pour se libérer de la tyrannie des hommes. Mais elle ne va pas loin. Un mur l’arrête dans un choc sec.

Alors, le vent apporte les pleurs d’un enfant. Et les humains le voient : atterrissant au milieu de ses armées, l’énorme pigeon blanc. Une tâche noire grossit l’un de ses yeux. Sa tête bouge tel un robot mal programmé. Sa gorge s’enfle tandis qu’il laisse échapper un long roucoulement. C’est l’heure.

Comme d’un seul battement d’ailes, les oiseaux s’envolent, prêts à déferler sur le monde.


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