Lors de ma période de volontariat dans la campagne anglaise profonde, mes hôtes m’emmenaient régulièrement dans des pubs (prononcer : “peube”). Là-bas, les pubs sont plus qu’un endroit où l’on vide des pintes de bières : ce sont des lieux incontournables de la culture locale. On y boit, on y mange, on y retrouve ses amis, et on y joue de la musique.
Oui, car une ou plusieurs fois par semaine, certains pubs vous proposent d’amener votre instrument et de jouer devant tout le monde. Des reprises, des morceaux que vous aurez composés – ce que vous voulez. Juste pour le fun.
Les soirées de musique amatrice en live
Déroulement
Les soirées “open music” (également “open mic”) sont très caractéristiques de cette partie du monde. J’ai assisté à plusieurs de ces soirées dans le Devon, en Angleterre, et j’ai noté que l’Irlande ou l’Écosse étaient également imprégnés de cette culture. Le principe : vous venez avec votre guitare, votre tambour ou ce que vous voulez, et jouez. Au pire, on vous prête un instrument.
Un exemple. Tous les jeudis, au Champ (Appledore), un jeune artiste du nom de Pete Geiger organise ces soirées de partage musical ; et comme c’est quelqu’un d’organisé, il propose aux volontaires de s’inscrire sur un tableau (photo ci-contre), et d’indiquer s’ils veulent chanter en solo ou s’ils souhaitent être accompagnés par d’autres musiciens.
Les uns jouent tandis que les autres écoutent, une pinte de bière ou de cidre à la main (miam). Et puis ça tourne : les spectateurs deviennent parfois chanteurs le temps d’une musique ou deux. Comme on est en pleine campagne, que les gens sont accueillants et que la plupart des personnes présentes sont des réguliers, l’ambiance est généralement excellente.
Les talents sont très variés. Certains grattent seulement de temps en temps chez eux, d’autres ont déjà monté leur propre groupe (tel Pete Geiger et les Rockin’ Good Knights). Une fois, il y avait même un mec qui jouait et chantait de façon si invraisemblable que, encore maintenant, je ne suis pas sûr s’il était complètement fou ou s’il y avait du génie en lui. Mais l’on me dira que l’un et l’autre vont souvent de pair. Quoi qu’il en soit, le public ne se dépare jamais de sa bienveillance.
Observations
Ces soirées de musique gratuite en live constituent un grand moment de convivialité. Chacun y trouve son compte : les musiciens exercent leur passion sans prétention, le temps de quelques minutes, et le public écoute de la bonne musique (généralement du rock) tout en sociabilisant. Et en buvant.
Dans une région ancrée sur les traditions et où l’on trouve peu d’activités, ces événements réguliers revêtent une importance sociale considérable.
Outre que j’y ai passé de bons moments, ces micro-concerts gratuits m’ont beaucoup donné à réfléchir.
Des gens qui jouent des morceaux devant des inconnus (même si beaucoup se connaissent au final), sans être payés, sans rechercher à faire de la promotion, ou à remplir une ligne sur un CV. Ils jouent parce qu’ils aiment jouer, et la seule reconnaissance qu’ils cherchent est celle de leur entourage. J’y ai vu une relation authentique entre les musiciens et leur public, où chacun ne cherche qu’à passer un bon moment.
L’art, ça devrait se résumer à ça.
Réflexion sur l’art et son but : l’art social vs l’art pour soi
Tout pour ma gueule
Dans mon entourage, beaucoup de personnes pratiquent un art ; elles écrivent, dessinent, jouent de la musique, composent, font de la photo. Certaines gardent leurs résultats pour elles. D’autres – comme moi – n’aspirent qu’à une chose : pouvoir exercer sa passion à longueur de journée.
L’art est souvent sali par des pensées impures : monétiser à plus ou moins long terme, concrétiser son rêve d’enfance, “s’accomplir”, accéder à la gloire et impressionner d’éventuels partenaires sexuels potentiels. Un excellent écrivain dont je tairai le nom a un jour avoué à ma promotion de master qu’au début, il écrivait uniquement… pour plaire aux filles.
Pour ma part, mon but à long terme consiste à gagner suffisamment d’argent pour être en mesure d’écrire à plein temps. Et les autres, dans tout ça ? Qu’ils achètent mes romans, c’est tout ce que je leur demande.
Mouais. C’est un peu égoïste, tout ça.
De mauvais exemples
Pour notre défense, il faut dire qu’on ne nous montre pas l’exemple, non plus :
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les médias nous font miroiter des artistes qui vivent de leur plume ou de leur pinceau (qui n’a pas entendu parler d’Amélie Nothomb) ;
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les héros de nombreux romans sont des écrivains et ceux de beaucoup de films sont des cinéastes, et je ne parle pas de quelques poètes qui n’écrivent pratiquement que sur la poésie… une espèce de mise en abyme égocentrique, où l’on reste enfermé dans sa tour d’ivoire. (Au fait, les principaux de mon roman sont en master de Littérature appliquée et on parle sans cesse de l’écrivain best-seller Romain Sollil… oups) ;
- dans mon entourage, beaucoup sont choqués à l’idée de produire de l’art gratuitement. Dans un sens, ça se comprend : produire de l’art est beaucoup plus compliqué que ce que certains imaginent, et il faut bien qu’on bouffe nous aussi, merde. Néanmoins, notre survie personnelle ne doit pas nous faire oublier qu’être artiste, c’est bien plus qu’une profession ;
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sans parler de la fascination de beaucoup de gens pour les artistes. Combien de fois m’a-t-on dit : “Oh, tu écris ? Waouh, tu seras peut-être le nouveau Stephen King.” Pourquoi toujours Stephen King, d’ailleurs ?
Ceci dit, je ne pense pas que cet individualisme artistique soit propre au capitalisme, à l’Occident ou au XXIe siècle. Victor Hugo ne disait-il pas : “Je veux être Chateaubriand, ou rien” ? La ville favorise la compétition (et la surpopulation aggrave les choses), et les médias ou le fric du secteur de l’édition font qu’on se monte un peu plus la tête. L’art est devenu un business comme un autre.
Vers un retour de l’art pour les autres
J’ai été très négatif jusqu’ici. Désolé.
Il est temps de nuancer tout ce que j’ai dit avec quelques contre-exemples :
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un de mes amis travaille avec des enfants, et il a écrit des textes rien que pour eux. Et d’après ce que j’ai entendu, ils adorent ça ;
- un autre ami prépare chaque année une sorte de calendrier de l’avent épistolaire pour une amie – ou comment allier la tradition de Noël à un moment de partage artistique ;
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l’une des obsessions de Bernard Werber semble être de pousser le lecteur à réfléchir par soi-même. Par exemple, la moitié des bouquins que j’ai lus de lui cite cette phrase : “pour comprendre un système, il faut en sortir” ;
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certains chanteurs organisent parfois des concerts pour de bonnes causes (dont Shakira, de mémoire) ;
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moi-même, j’ai fini par écrire des histoires dont vous êtes le héros à certains membres de ma famille (l’idée était d’une autre amie. Oui, j’ai plein de potes qui écrivent) ;
… Bref, c’est à ça que l’art devrait ressembler. Un peu comme des histoires que l’on se racontait le soir autour du feu.
Conclusion : penser à soi, d’accord, mais pas que
Les performances de musique amatrice en live nous le rappellent : l’art, c’est bien plus qu’une passion égoïste.
Bien sûr, je ne vais pas m’arrêter de chercher un éditeur. Et bien sûr, je ne suis pas en train d’accuser de sales égoïstes tous ceux qui aiment écrire ou jouer pour eux. C’est légitime. En fait, c’est même carrément normal.
Cependant, il est important que les artistes s’interrogent à un moment ou un autre : “Qu’est-ce que j’apporte vraiment aux autres ?” D’autant plus, peut-être, s’ils sont doués ou que leur talent est reconnu.
Peut-être que vos fans apprécieront votre roman qui leur aura coûté 15 balles, ou votre concert qu’ils auront payé encore plus cher, ou vos photos dont ils auront racheté les droits : ce n’est pas suffisant.
Car c’est aussi ça, la beauté de l’art : quelque chose que l’on partage en toute humilité à nos congénères. Sans rien demander en retour.
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