Art postmoderne

L’ouest. L’océan. Oui, là je serai bien. Loin de toi, société – loin de toi qui as perdu les pédales.

La Terre, année 2060. Les artistes néo-nazis sont à la mode. Le plus reconnu est incontestablement Sir Henry K.C. Lavilla. Ses redoutés Material Hunters – chasseurs de matériaux – parcourent le monde à la recherche de tout ce qui pourrait alimenter ses œuvres sordides : fourre-tout de masques à gaz, de peaux de bêtes, de cadavres de scarabées, de détritus portant encore la puanteur des poubelles d’où ils ont été tirés… Ses créations ont un succès dingue. Ce ne sont pas des sculptures. Ce sont de véritables montages à grande échelle, symboles de la folie d’une société qui se les arrache. Ces monstres de débris industriels et humains ont fait de lui l’un des mille hommes les plus influents de la planète, selon le World People Paper. Mais Sir Henry peut aussi compter sur le mécénat du gouvernement européen.

La plus célèbre de ses créations est le fascinant Cube – surnommée « l’Ode à l’Apocalypse » par la critique enthousiaste. On dirait plus une caisse qu’un cube, en fait ; un pavé troué assemblant les objets les plus improbables, les plus dérangeants. Un ignoble amas de ferraille et de bois, de tuyaux et de pots de confiture terreux. Sur le côté, un ventilateur souffle constamment une brise nauséabonde, soulevant la toile plastifiée et fait trembler le renard dépecé dont il ne reste plus que la maigre fourrure. Et le fond musical – fusion entre la fureur d’une bataille et les tourments d’une tempête – ça aussi, ça fait partie de l’œuvre. J’étais là.

J’étais là, et j’ai contemplé la création terrestre la plus commentée, la plus admirée ces trente dernières années. Elle se trouve au beau milieu du palais du Louvre, sous la pyramide en verre – aucun autre espace n’était digne de sa démesure. Des dizaines de millions de personnes s’en sont approchées – contenues par des militaires arborant leurs mitraillettes Famas impeccables, brillantes sous la lumière.

J’étais là. J’étais parmi eux. J’étais au milieu des touristes au souffle suspendu. Devant ce monstre d’œuvre, j’ai vu la déchéance de l’humanité. J’ai vu les jeunes crier, j’ai vu les larmes des vieux qui se rappelaient. Le beau de Baudelaire, « toujours bizarre » ? Nous avons depuis longtemps dépassé ce concept. Aujourd’hui, le laid est beau. Aujourd’hui, l’horreur fascine. Déjà, au début du siècle, les tueurs au cerveau torturé étaient devenus le symbole d’une société névrosée. À présent, nous acceptons le mal tapi en chacun de nous. Nous le cultivons. Il fleurit. Il nous envahit. Il nous étouffe.

Aujourd’hui, la mort est devenue un spectacle. Oui, rien de plus captivant que de voir un meurtrier quelconque électrocuté, à petit feu, devant une foule compacte et muette sur la place des Champs-Élysées. Certains prétendent que le Cube comporte des morceaux de la chaise qui a tué Saïmon Erdjali, le politicien qui s’est opposé au régime états-unien par un appel aux manifestations – mais qui s’attaque à nos alliés les Américains s’en prend à l’Ordre.

D’après un article paru dans Le Monde, le Cube comporte même un os humain – le cubitus d’une fillette rwandaise retrouvée dans une fosse commune. Le Cube contient un souvenir de tous les conflits de la dernière décennie. L’esthétique de l’innommable. Il a accompli le rêve de tout artiste – le cumul des cauchemars d’autrui.

J’étais là. Je n’y suis plus. Ce monde abject n’a plus de place pour l’innocence. L’innocence, ici, on la déteste : c’est l’hypocrisie, c’est le mensonge – le vice méprisé par la communauté occidentale. L’innocence n’existe pas, nous assène-t-on, c’est une connerie véhiculée par le christianisme et les civilisations inférieures qui nous ont précédés. Non, pour être bien dans sa peau, il faut assumer ce que l’on est. Des bêtes. Les psychopathes sont encore punis, bien sûr, mais uniquement parce que les autorités ont besoin de quelqu’un à placer sur la chaise électrique. Divertir les foules. Les exécutions publiques, l’attraction en vogue.

Il est temps que je m’efface de la planète. Vers l’ouest. L’apocalypse se poursuit de jour en jour. Je n’en peux plus. L’océan. Oui, faire disparaître mon corps dans l’Atlantique, encore préservé de la folie des hommes…

 

Inspiration :

« Apocalypse new », Le Cube, 13-27 février 2014, par Lucas Cresson, Simon Espanol, Ulysse Navarro, Hélène Tripier-Mondancin. Performance et installation plastique, 2013-2014, matériaux de récupération, bois, plastique, grillage, pièces de fer, bocaux, éléments végétaux et animaux, tissu, aluminium, bidon d’huile et d’essence. Bunker environ 3 x 2 x 2 m.

www.univ-tlse2.fr/ medias/ fichier/ plan-des-espaces-autres_1393023807863-pdf


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