Déluge

Paul est un SDF qui passe un bon tiers de sa vie dans les supermarchés. En particulier, le Carrefour de son quartier. Il l’aime beaucoup, son Carrefour ; personnel négligent, clients rares le matin, beaucoup de bons produits. Il a même sa « zone-à-manger ». Entre le rayon des légumes en conserve et celui des pâtes/riz/purée, se trouve l’Angle Mort. Le point précis où il peut vider les boîtes de tomates et en dévorer le contenu, sans se faire prendre. C’est froid et il s’en met plein les doigts, mais qu’importe, il adore ça.

La « zone-à-manger » est un peu étroite, il faut dire, mais rien ne peut l’arrêter. Paul est allé jusqu’à se créer une sorte de rituel : quand il a terminé, il vide le jus dans un tuyau discret arraché au niveau du sol ; de là, le liquide rouge descend vers le monde inconnu du sous-supermarché. Ensuite, Paul repose la boîte métallique à sa place. C’est qu’il aime que les choses soient à leur place, Paul. – Tous les jours, à la même heure, il ouvre une boîte de conserve, ingurgite les tomates crues et déverse le jus dans le trou. Il y applique un soin religieux.

Mais voilà, un matin, l’équilibre est rompu. Alors qu’il vide la boîte de conserve à l’intérieur du tuyau, celui-ci est tellement plein que le jus déborde. Paul contemple bouche bée le liquide rouge s’étaler. Une lave que rien ne peut arrêter – comme s’il venait de réveiller une créature des profondeurs qui, dans sa colère, a décidé de noyer le Carrefour.

Paul s’enfuit en criant : « Au jus ! Au jus ! » Les clients froncent l’œil en sa direction, mais le SDF est à peine sorti qu’il les entend hurler à leur tour. Le jus de tomate est devenu une véritable fontaine qui éclabousse les vitres et se déverse dans la rue. Les voitures sont emportées par le glissement de tomate. Le torrent rouge n’épargne aucun des passants. Tous disparaissent sous les flots, un par un – et puis deux par deux, et trois par trois comme le rythme s’accélère.

Protégé – temporairement – depuis le parvis d’une maison, Paul contemple le Carrefour qui se transforme en un cratère béant, rempli d’une lave odorante. La ville sera bientôt submergée, le niveau du jus va monter. Peut-être que, comme un dieu animiste, il réclame un sacrifice. Un coupable. Paul comprend. Il se jette au jus. Le liquide froid l’absorbe et l’engloutit dans les profondeurs.


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